A LIRE :
« LES INTOUCHABLES »
DE GHISLAINE OTTENHEIMER, CHEZ ALBIN MICHEL

 

« Journaliste qui n’a peur de rien », selon la 4e de couverture de son livre sous-titré « Grandeur et décadence d’une caste : l’inspection des Finances », Ghislaine Ottenheimer vient de publier un ouvrage à mettre entre toutes les mains.
Les inspecteurs des Finances ne sont que 250. Chaque année, sur la centaine d’élèves qui entrent à l’ENA, quatre ou cinq seulement sont admis dans ce « corps ». Mais ils occupent à eux seuls « les plus hauts postes du très puissant Ministère des Finances, dirigent un grand nombre de banques et les plus grandes entreprises, trustent les sièges des conseils d’administration des sociétés les plus puissantes et s’arrogent les présidences des autorités de tutelle ou des organes de régulation » : la défunte COB (Commission des Opérations de Bourse), la nouvelle AMF (Autorité des Marchés Financiers) (1). Bref, des inspecteurs des Finances contrôlent les inspecteurs des Finances. « C’est l’inceste permanent » écrit un policier spécialisé dans la délinquance financière (p. 207). Certains inspecteurs des Finances sont connus de tous les Français : Valérie Giscard d’Estaing, Jacques Chaban-Delmas, Maurice Couve de Murville, Michel Rocard, Alain Juppé, tous anciens locataires de l’Elysée ou de Matignon.
D’autres ont acquis une notoriété dont ils se seraient bien passés : Jean-Yves Haberer (ex Crédit Lyonnais), Jean-Marie Messier (ex Vivendi), Pierre Bilger (ex Alstom), Michel Bon (ex France Télécom). Le Gotha « des plus grandes faillites du capitalisme français » (p.10). Trois d’entre eux – cherchez leurs nom p. 211 – font l’objet d’un chapitre entier (n° 8) délicatement intitulé : « Le menteur, l’aristocrate et le nigaud ».
Pourtant les mises en garde n’auraient pas manqué, par exemple celles de notre éminente amie Colette Neuville, présidente de l’Association des Actionnaires Minoritaires (ADAM) qui avait alerté la COB et le conseil des marchés financiers dès 1997 (p. 220). Mais « quelle est la différence entre un inspecteur des Finances et un TGV ? Quand un TGV déraille, il s’arrête. Pas un inspecteur des Finances ! ».
Les inspecteurs des Finances sont fonctionnaires. Le moins longtemps possible. Le but du jeu, c’est de rentabiliser le plus vite possible les sommes que l’Etat a consacrées à votre formation.
« C’est ainsi que le gotha de la haute fonction publique a massivement opté pour le CAC 40, les conseils d’administration, les stock-options, les golden parachutes (2), les marchés financiers, la Bourse. Accor, AGF, Alcatel, Aventis, AXA, BNP-Paribas, Cap Gemini, Casino, Danone, Dexia, LVMH, Lafarge, Peugeot, Saint-Gobain, Suez… », « toutes les sociétés du CAC 40 (à l’exception des entreprises familiales Bouygues, Carrefour et Michelin) comptent au moins un inspecteur dans leur organigramme (p. 350). »
(1) sans oublier Philippe Marini, inspecteur retraité, rapporteur général du budget au Sénat, élu UMP de l’Oise.
(2) exemple : 200 millions de francs pour Jaffré, ancien président du Crédit Agricole et d’Elf, quand cette société a été mangée par Total (p. 391).
« Les entreprises publiques, privatisées, ont ouvert grands les bras aux chers camarades. Friedman, Pèbereau, Bouton, Bilger, Jaffré, Messier, Jeancourt-Galignani, Bon, Espalioux, Viènot, Schweitzer, Veil ont collectionné les conseils d’administration. Renault, SNCF, Elf, BNP-Paribas, Société Générale, Suez, AGF, AXA. Puis ils ont essaimé dans le privé. Vivendi, Accor, LVMH, Lafarge ».
A BNP-Paribas, ils sont douze. Au CCF, sept. A la Société Générale, trois seulement, outre Marc Viénot, président d’honneur et bien sûr le patron, Daniel Bouton.
« Du temps de la IIIe (République), quand un inspecteur des Finances pantouflait (= émigrait vers le privé), il était contraint de démissionner. L’Etat ne s’opposait pas à ce que ces éminents dirigeants s’orientent vers le privé, mais avait imposé ce principe : quand on quitte, on quitte » (p. 352).
Depuis on a inventé la « disponibilité ». On part, trois ans maximum, et on revient. On est ensuite passé à six ans… En jouant sur les textes, à deux fois six ans. Ensuite, on revient - le moins longtemps possible – au service de l’inspection « un job à 9 000 euros par mois » (p. 352).
Au début de sa carrière, l’inspecteur a intérêt à « faire du cabinet » (= faire partie du cabinet d’un ministre, on se fait des relations) à l’autre bout du parcours, on conseille le pays, ses dirigeants. On fait preuve de « courage ». Il ne faut pas que le gouvernement hésite à déréglementer, à dégraisser, à éliminer les protections sociales anti-économiques (sauf pour les inspecteurs des finances, recasés en cas de chômage à 9 000 euros par mois, rappelons-le).
En 1995, Jacques Chirac s’est ainsi payé la tête du gourou des salons et de la télévision, Alain Minc, inspecteur lui aussi, bien sûr. Minc demande à Chirac comment il compte payer la lutte contre la « fracture sociale » étant donné les déficits.
« Ecoutez, m’sieur Minc, commence Chirac dans un style volontairement gouailleur, vous savez ce qui se passe quand un chef de famille ne peut plus payer son loyer ? Non, vous ne savez pas, m’sieur Minc…On les expulse. On met leurs enfants à la DDASS. Et vous savez combien ça coûte un enfant placé à la DDASS ? 500 francs par jour. Alors s’il y a trois enfants, cela fait 1 500 francs par jour, 45 000 francs par mois… ».
L’inspecteur Minc a voulu donner une leçon de « réalisme » à Jacques Chirac. C’est lui qui de toute évidence ne sait pas de quoi il parle, et encore moins compter.
On rit, mais on rit jaune. C’est parce que des inspecteurs des Finances (mais ils n’ont pas le monopole de l’arrogance et de la cruauté technocratique) donnent jour après jour des conseils de ce genre à nos dirigeants que trop de Français sont pauvres pour que la France soit riche.
Evidemment, dans ce petit monde aux vastes pouvoirs, il y en a qui ont le sens du service public chevillé au corps. Vous trouverez leurs noms au fil des pages des « Intouchables ».
Exemple : André Barilari, ancien directeur général des impôts à Bercy, qui est allé « inspecter la caisse régionale du Crédit Agricole en Corse en 1998, au lendemain de l’assassinat du préfet Claude Erignac ». Les membres de l’équipe de l’inspection ont été menacés de mort. En dénonçant les combines locales, ils ont fait preuve d’un courage exemplaire. Ce sont ces inspecteurs-là qui permettent à l’institution d’exister, de perdurer ».
Une touche d’optimisme n’était pas superflue à la fin de notre « papier » sur le livre de Ghislaine Ottenheimer. Un livre qui est, la 4e de couverture le dit très justement, « un voyage extraordinaire au cœur du pouvoir ».